jeudi 9 septembre 2010

Chroniques de la connerie ordinaire



"Chaque jour je m'améliore pour qu'à ma mort je sois un produit fini." Claude Magnan.

A ma Baba Zaza, qui me prouve tous les jours qu'on peut être médecin et néanmoins humain.

Terminée la langue de bois. Eloignez les enfants du poste, je vais lâcher des gros mots. Ennemis du cynisme, idéalistes de tous poils & toutes tendances confondues, passez votre chemin. Vous ne pourrez prétendre que je ne vous ai pas prévenus.

Trop tard, vous allez commencer à lire...

Aujourd'hui, j'ai un scoop pour vous : j'ai un cancer. Lecteurs avertis qui savent lire entre les lignes mes humeurs, et/ou amis proches, je vous entends déjà ronchonner : "tu parles d'un scoop..." Eh bien oui, c'est un scoop, ou plus exactement, ce qui en est un, c'est que je l'écrive là, noir sur blanc, ou plus exactement en blanc sur le noir si joliment gouttelé (sic) de notre bien-aimé blog. Jusqu'à maintenant, j'ai privilégié la politique de l'autruche : je ne suis pas malade, chimio même pas mal, et nananère... Pierre Desproges, encore et toujours : "Moi, je n'ai pas de cancer, je n'en aurai jamais, je suis contre."
Mais il faut lâcher prise un jour et hurler sa rage, je vous assure qu'à moi, ça fait du bien. A vous, je ne sais pas, mais, encore une fois, rien ne vous oblige à continuer. Pause donc. Vous pouvez arrêter.

Je reprends et je peux même le répéter : "J'ai un cancer".

D'abord, c'est super tendance, je m'étonne que les magazines féminins ne l'utilisent pas davantage dans les pages mode. Bashung, Corneau, Giraudeau, Fignon pour ne prendre que les malheureux derniers en date. Que d'illustres prédécesseurs. Il vaut mieux avoir gagné la Grande Boucle avant, j'en conviens, si vous souhaitez devenir un héros. Par exemple, entendu la semaine dernière dans la bouche d'un commentateur sportif à propos de notre maillot jaune à l'ex-chevelure aussi blonde que longue : "Quand on sait ce que c'est qu'une chimio, vous n'imaginez pas quel courage il faut pour venir commenter le Tour de France..." Et toi, Ducon, tu sais ce que c'est qu'une chimio ? Sans doute, Fignon était courageux, et ceux qui ne le commentent pas, le Tour de France ??? A vrai dire, je me demande ce que nous vaut ce retour en grâce du crabe. Peut-être a-t-on enfin oublié les indélicatesses financières d'un certain Croze-Marie... ou le sida ne fait-il plus recette... ou encore le plan Alzheimer maintes fois annoncé coûte-t-il trop cher...

Si je vous l'écris maintenant, si je vous le répète et vous l'assène comme ça sans prévenir à peine votre croissant avalé et votre café encore bouillant, ce n'est pas que, moi aussi, je veuille mon heure de gloire. Je fais assez peu de vélo. Je ne veux pas entendre non plus dire que je suis "courageuse". Je déteste ce mot tout autant que le "bon courage" que l'on me fredonne sur tous les tons depuis quelques mois. Courageux dans l'épreuve, et n'importe quelle épreuve, nous le sommes tous, vous l'êtes tous, bien ou mal portants, chacun à votre manière. Surtout, ce qualificatif implique qu'il y aurait des gens pas courageux, des lâches, quoi, disons-le carrément, face à la maladie... Qui est-on pour en juger ? Qui es-tu, toi, Gérard Holtz, pour en juger ?

Je ne sais pas pour vous, mais, moi, je me sens déjà mieux. Continuons. Je suis loin d'en avoir fini avec vous. Pas de jugement, donc. A ce propos, je n'ai pas, et je n'en ai pas l'intention non plus, arrêté de fumer/boire/faire et dire des conneries/vivre. A quoi bon ? Je l'ai déjà, le méchant monstre.

Pas de pitié non plus, s'il vous plaît.
Chaque matin, chaque soir, je compte soigneusement mes cils et mes sourcils à la loupe, mesure au millimètre près la repousse de mes cheveux, ponce, gomme, hydrate, vernis, fortifie, comble les failles pour tenter de sauver ce que l'on peut encore sauver, les apparences. Et pourtant, malgré les Ray-Ban chaussées dès 8 heures du matin pour accompagner ma louloutte à l'école, je suis devenue la star du quartier, clairement identifiée comme la cancéreuse du coin. Comment puis-je le savoir ? me demanderez-vous. C'est très simple. Quand des mamans que vous connaissez depuis fort longtemps, enfants aînés obligent, sorties d'école patiemment attendues de concert, goûters d'anniversaire, et j'en passe, se contentent de vous saluer de loin - Mesdames, détendez-vous, le cancer, ce n'est pas contagieux -, ou a contrario, quand des parents que vous ne connaissez ni d'Eve ni d'Adam, vous claironnent un grand bonjour chaque matin que Dieu fait, vous en tirez les conclusions qui s'imposent. Je sais peu ou prou ce qu'ils/elles pensent, quelle que soit d'ailleurs leur attitude : "La pauvre, elle a maigri, elle est cernée, ses cheveux ..., et ouf, ce n'est pas sur moi que c'est tombé." Je ne leur jette pas la pierre ; bien sûr, heureusement que c'est tombé à côté. A personne, je ne souhaiterais une chose pareille. Mais, de grâce, oubliez-moi : ne me saluez pas parce que je suis malade, je n'ai rien fait pour mériter ça, ni votre attention, ni votre sollicitude matinale qui vous donne bonne conscience en partant bosser.

Je poursuis sur ma lancée.
J'abomine les marchands de soupe, les enfoirés qui profitent du désarroi des femmes pour leur vendre quarante euros un foulard à deux balles sous prétexte qu'il est "spécial chimio", et les salopards qui s'engraissent largement sur le dos des prothèses capillaires, quand le forfait de la Sécu est fixé à une somme dérisoire.

J'exècre les mystérieux spams dont je suis envahie à chaque minute, qui me balancent de la voyance gratuite en ligne quand je tape "cancer", du test de QI quand je tape "demeuré", de la formation à distance pour devenir prof quand je tape "éducation".

Je vomis les usurpateurs qui abusent du terme "thérapie" à toutes les sauces et qui font que, maintenant, le mot "chimiothérapie" rime avec "Dove therapy" (lu sur emballage de shampoing, sans ironie), ou encore avec "chouchouthérapie" (merci les 3 Suisses, je commanderai à la Redoute).

Je maudis les politicards, tous partis en vrac, ma chère Ministre, qui gaspillent des millions - milliards ? - d'euros dans la mythique grippe A, réduisent le budget de la Santé jusqu'à ne laisser subsister qu'un bloc opératoire d'urgence par département, refusent d'organiser le dépistage du cancer du sein avant l'âge fatidique de cinquante ans. Venez donc voir par vous-même, Madame la Ministre, quel âge ont les patientes en oncologie.

Assez balancé, je me sens décidément bien mieux qu'en commençant. Et vous ?

Vous, chers et chères ami(e)s, les fidèles, les anciens, les moins anciens, les plus nouveaux ; vous, mes enfants à moi et pas à moi ; toi, mon cher et tendre ; vous tous, mes familiers, qui ne savez parfois que faire, que dire, mais qui êtes là, chacun à votre manière, qui ne m'aimez pas juste parce que je suis malade, mais bien que je le sois, je vous rends hommage et vous en remercie.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Un hymne à la vie en somme, la vrai, celle qui fait l'histoire de chacun, avec des mots de tous les jours, un courageux encouragement à continuer à vivre pour tous les gens qui souffrent et qui parfois, ont envie de baisser les bras.

Rodolphe a dit…

Je ne reste pas anonyme, la brume ne sied qu'aux montagnes les matins de randonnée, et pour une fois je prends ce courage de pitre à deux mains pour te dire ce que moi aussi, je pense.
Personnellement, je fais partie de ceux qui ne savent que faire, que dire, et qui ne savent comment leur silence sera interprété. Je ne sais pas réconforter, dire les mots qui iront droit au cœur, ceux qui le réchaufferont, en prendront soin pendant la tempête. Je suis meilleur dans les accalmies...mais alors à quoi sert d'être utile dans les accalmies? Justement à mieux en profiter, à s'amarrer à un ponton ami pour reprendre quelques forces avant d'appareiller vers l'horizon.
Tu as su passer ce typhon malgré tout et tous, et à ta place...je ne suis pas à ta place. Aucun de mes mots ne saurait dire ce que tu as vécu. Seuls les tiens comptent, et je les ai lus, et j'y ai répondu, silencieusement, à la manière de ceux qui font mine de passer leur chemin par exécration de la platitude et, peut-être aussi, par désespoir. Alors je ne peux faire qu'une seule chose à présent : tirer mon chapeau, bien bas, devant tant de courage et de combativité, car le respect que j'avais déjà depuis notre première rencontre se voit depuis quelques mois grandi, car c'est peut-être dans l'adversité que l'on se révèle le plus aux autres, et à soi-même.
Anne-Sophie, merci.
Rodolphe

Anonyme a dit…

Si c'était possible, je te serrerais dans mes bras. Mais comme on dit, pas de bras, pas de chocolat...
Merci.
T'm.

C'ptain Cook a dit…

Au risque de virer au radotage, je vous remercie encore de tous vos mots, la lumière du phare dans la tempête, et la raison de résister aux assauts des vagues, encore et encore.

Caro a dit…

Sans toi
Jamais je n'aurais
Trouvé la force de croire
Ni l'envie de laisser
Ce sentiment silencieux
Irrémédiable
D'Amitié
D'Absolu
Envahir mon coeur
Comme celui de tous ceux
Qui t'aiment

Sans conditions

Merci à toi
Pour tout ce que tu es
Merci ma si chère amie
Ta seule présence suffit
A illuminer
Ces soirées à tes côtés
Et les journées loin de toi

Zigouillons le crabe a dit…

Vous êtes décidément terribles & terriblement irremplaçables... Je ne me bats pas pour moi mais pour ce que vous me donnez à vivre, vous tous, qui donne terriblement envie d'en demander encore et encore longtemps.

Anonyme a dit…

P... sacré texte. Plein de rage, de révolte contre cette injustice (encore ! ) faite aux femmes (si rare aux hommes).

J'ai particulièrement adoré le passage consternant(sic) notre bonne Roselyne et sa grippe imaginaire. En effet il y a de l'injustice, énormément d'injustice là-dedans.

Du coup je suggère de publier ce texte dans la page Rebonds de Libé ou dans le Monde avec rappel de quelques statistiques concernant le nombre de femmes touchés par cet alien et le nombre de décès qu'il provoque (qui dépasse largement le nombre de tués sur les routes, pourtant grande cause nationale).

Il faut évidemment plus d'argent pour la recherche sur le cancer du sein et sa prévention. Il faut abaisser (pourquoi pas supprimer ?) l'âge à partir duquel la sécu rembourse la mammographie.


Après plein de violence (on en prend plein la gueule, personne n'est épargné, mais on est prévenu) ce superbe texte se termine par une note ô combien sentimentale mais pas moins bien écrite.
Bravo, très belle plume.

Gwenaelle Le Lannic a dit…

Quel texte... Merci de nous l'avoir offert.
A diffuser, assurément.