vendredi 29 octobre 2010

Nécrophile amant

Il me faut aujourd'hui revoir ce jugement par trop hâtif : non, à bien y réfléchir, je n'arrêterai pas les Hommes !
Mais il est toutefois une condition qui peut surprendre : je les préfère morts...
Il est peu de fois où je puis me targuer de passer une aussi bonne journée - et une grande partie de cette nuit d'ailleurs - que celle qui vient de s'éteindre.

C'est l'histoire d'un homme, un vrai, un comme on n'en fait plus, et qui non content de savoir se battre (et se défendre !), sait comme bien peu de gens diriger une cité, une province, une armée, une maison, j'en passe et des bien pires, est aussi beau que brillant Avocat, Questeur, Edile, Prêteur, Consul et Proconsul, parcourant le "Cursus Honorum" sans faux pas, ami de César et contemporain des plus éminents penseurs de son temps, avant-gardiste orateur, conciliateur philosophique des grandes théories que sont le Stoïcisme, l'Epicurisme et l'Académisme, polyglotte avéré, écrivain épistolaire hors pair, parfois vaniteux et pusillanime, parfois grandiose et génial, mais toujours spontané, homme intègre et puissant, divorcé à 61 ans, affrontant l'année suivante le drame de la perte de sa fille bien-aimée, ce grand homme, dans tous les sens du terme, finira assassiné pour de sombres enjeux de pouvoir, à 63 ans, laissant à la postérité une oeuvre dont la richesse historique, culturelle, linguistique et philosophique ne fait plus l'ombre d'un doute.
C'est donc en sa si charmante compagnie que je prévois de passer mes prochains et non moins derniers jours de vacances, qui, au regard du contenu de la pensée dont il est question ici, promettent d'être bien moins vides que ces susnommées journées de repos.

Je vous donne à découvrir la conclusion du livre II des Premiers Académiques, seul livre rescapé d'une oeuvre que devait constituer cette immense somme philosophico-historique. Cicéron y expose la doctrine stoïcienne, essayant de dépasser, au sein de la nouvelle Académie à laquelle il se rattache, tant sur un plan philosophique qu'idéologique, les luttes intestines entre l'ancienne Académie, le Lycée et les Sceptiques.
L'écriture formalisée en dialogue, entre Lucullus (richissime homme d'état et général romain) et Cicéron, utilise les meilleurs procédés de rhétorique classique, fascinant le lecteur par sa très grande érudition. Il est d'ailleurs impressionnant de savoir que Cicéron maîtrisait, à peu de choses près, l'ensemble des doctrines philosophiques grecques et latines de son temps, qu'il lisaient et étudiaient bien entendu dans leur langue d'origine, et que, ses hautes fonctions politiques l'obligeant à une vie bien plus "nomade" que sédentaire, il n'avait que rarement sous la main les nombreux ouvrages auquels il faisait référence de mémoire.

"XLVII. (147) Mais puisque non seulement le matelot nous fait signe, mais que le zéphyr lui-même nous murmure, Lucullus, qu'il est temps de prendre la mer, et puisque j'ai suffisamment parlé, il me faut arriver maintenant à ma péroraison. Pourtant lorsque nous reprendrons plus tard ces recherches, faisons porter l'entretien sur les dissentiments si nombreux de ces grands hommes, sur l'obscurité de la nature et sur l'erreur de tant de philosophes qui s'accordent si peu sur la nature des biens et des maux que, puisqu'il ne peut y avoir qu'une seule vérité, tant de doctrines connues doivent être ruinées; cela vaudra mieux que de parler des mensonges des yeux ou des autres sens, du sorite [polysyllogisme dont les stoïciens faisaient très souvent usage], du sophisme du menteur [procédé dialectique qui se voulait preuve logique lors d'un débat], autant de pièges que les stoïciens ont tendus contre eux-même." Alors Lucullus dit : " Je n'éprouve pas de déplaisir à avoir eu cet entretien. En nous rencontrant souvent, surtout dans notre aimable Tusculum, nous reprendrons les recherches qui nous paraîtrons utiles. - Fort bien, dis-je, mais quel est l'avis de Carnéade ? Et celle d'Hortensius ? - Moi, dit Catulus, je me reporte à l'opinion de mon père qui, disait-il, était celle de Carnéade; je pense que nulle réalité ne peut être perçue, mais que le sage devra donner son assentiment à ce qu'il ne perçoit pas, c'est à dire faire des conjectures tout en comprenant bien qu'il fait des conjectures et qu'il n'y a nulle réalité qui puisse être perçue ou saisie. C'est pourquoi je désapprouve cette suspension de jugement qu'on étend à toute chose [scepticisme], et je me rallie pourtant fortement à cet autre opinion : il n'est rien qui puisse être perçu. - J'ai ainsi ton avis, dis-je, et je suis loin de le mépriser. Et toi, qu'en penses-tu Hortensius ? - Il faut embarquer, dit-il en riant. - Je te tiens, dis-je; car c'est là la doctrine propre de l'Académie." La conversation ainsi terminée, Catulus demeura et nous descendîmes jusqu'à nos barques."

Cicéron, Premiers Académiques, Livre II, Conclusion.

"Chez Catulus", le dernier (fort beau) salon où l'on causait...
Que ne suis-je née homme au temps de ces grands et interminables débats !!

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