Le K de Clémence
Mois 2.
La première vague est passée. Le sentiment d’injustice, la colère, la peur, elle n’a plus de temps à leur consacrer dans la course effrénée qu’elle mène contre le mal. Les rendez-vous médicaux s’enchaînent à une allure effarante. Le bilan d’extension a beau être rassurant, chaque jour elle sent la tumeur grossir en elle, comme si elle s’autorisait à exister pleinement maintenant qu’on l’avait identifiée. Elle aimerait qu’on la lui extirpe du corps immédiatement, y compris au prix d’un sein. Mais elle a perdu la maîtrise des événements, la possibilité d’un choix. Le protocole lui est imposé, comme le calendrier. Elle n’est pas de taille à lutter contre les autorités médicales. La date fatidique de la première cure de chimiothérapie approche. Jean est abasourdi. Il ne dit rien, n’ose rien dire. Les enfants redoutent le mal en silence, ils font comme si tout allait bien et s’accrochent à leur immuable routine comme à une bouée. Les autres ne savent encore rien, pas de source sûre. Les plus intuitifs s’en doutent mais Clémence esquive soigneusement toutes les conversations. Dès qu’elle en a la possibilité, elle retourne au bureau pour faire comme si. Elle s’acharne à demeurer du bon côté, dans le monde des vivants, même si les vivants lui en veulent d’être encore là.
Le bébé de Léna
Mois 3.
Léna rentre de la première échographie, les précieuses images serrées contre elle. Jusqu’à aujourd’hui, elle s’est attachée scrupuleusement à ne rien changer, à garder son secret enfoui au plus profond d’elle-même, coûte que coûte. Ces dernières semaines, elle s’attardait devant les vitrines des boutiques de puériculture, sans y entrer ; elle traînait dans le rayon « guides pratiques maternité » de la FNAC, sans rien acheter ; elle s’asseyait dans les squares à côté des jeunes mamans, sans leur parler ; elle observait attentivement son corps, sans noter de changement. L’échographie n’a pas provoqué l’émotion qu’elle espérait ; malgré les explications patientes du médecin, elle n’a rien vu, rien reconnu du petit haricot qui s’ébat en toute licence dans son ventre. En revanche, plus que les images, elle aurait aimé conserver un enregistrement des battements de son cœur. Quand elle les a entendus, elle ne les a d’abord pas identifiés, elle a pensé qu’il s’agissait du sien, de cœur, sans remarquer qu’il battait curieusement la chamade. Puis elle a compris l’origine du bruit de percussion et l’émotion l’a enfin submergée. Les mesures, calculs, autres vérifications lui ont échappé, elle n’entendait plus que l’écho infiniment renouvelé de la vie ; elle n’a retenu que le « tout va bien » qu’elle attendait. Maintenant, il est grand temps de le faire entrer dans sa vie.
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