Mon cher Momo,
Voilà la plus jolie carte de vœux qu’il ne m’ait jamais été donné de lire. Quand les autres me souhaitent : "Bonne année, et bonne santé surtout…", tu me demandes si je ne souffre pas "d'allégories". Non, j'ai assez peu d'allégories, en fait. Peut-être une à la connerie, et encore, on s'habitue à tout. Je suis surtout soulagée et heureuse d’avoir de tes nouvelles, enfin. Je vois que tu continues d'avancer, que tu ne perds rien de ta lucidité sur le monde qui t'entoure que ta boîte à cassoc’ [sic] t’apporte malgré tout de quoi commencer un petit bout de chemin. Tu gagnes en clairvoyance au fur et à mesure que tu te débarrasses un peu de ta colère. Tu as raison. Si tu t'entends bien avec ton prof d'atelier (en passant, il serait sans doute bien embêté avec sa robe dans les copeaux de bois) et sembles apprécier ce que tu apprends en menuiserie, j'ai bien peur que la littérature ne t'ait pas vraiment encore tout à fait conquis, pour user d'une litote. C'est joli, une litote, on dirait un nom d'oiseau, mais la litote ne chante pas le matin dans les jardins endormis, elle se contente de dire le moins pour faire entendre le plus : « Va, je ne te hais point, » déclarait Chimène à Rodrigue. Quant à ton prof de Lettres, il (elle ?) est sacrément gonflé(e), tu ne trouves pas ? Vous faire lire l’Antigone de La Nouille, ça, c’est culotté. Chapeau. Tu devrais lui être reconnaissant d’avoir cette ambition pour vous. Je t’assure. Même s’il n’y pas d’images et que c’est écrit comme un dialogue de théâtre, ce qui est heureux, tu en conviendras, puisque c’en est un, de texte de théâtre. Tout à fait entre nous, est-ce qu’il te serait venu à l’idée de demander Madame Antigone à la bibliothèque ? Non, parce que sans lui, elle, tu n’aurais même pas connu le titre. On doit pouvoir vivre sans, on doit même pouvoir vivre sans livres mais se priver d’une part, et pas la moindre, de la pensée humaine, se priver d’aventures, d’ouvertures sur le monde, de voyages, est-ce bien raisonnable ? Je ne peux pas m’empêcher de prêcher pour ma paroisse, tu peux le constater.
Evidemment question allégories, symboles, métaphores, tout ça, tout ça, Madame Antigone va vous en servir, à volonté. Mais à quoi sert le prof quand il n’y a plus rien à expliquer, quand le texte est limpide et coule de source ? Evidemment aussi que les jardins dorment : sors un jour de très bon matin - sans te faire attraper par un surveillant, ce serait de ma faute - avant même les oiseaux, et tu le verras par toi-même. D’ailleurs si tu crois naïvement que la verticalité des arbres les prive de sommeil, pense aux chevaux, qui dorment debout, ou à certains élèves qui tentent de donner le change mais cèdent facilement aux délices de la somnolence vaguement appuyés contre les murs du collège. Tu vois que c’est possible.
Cela commence à faire un bail que je n’ai pas mis les pieds dans une classe, plusieurs mois maintenant. Là, je te lis et ça pourrait presque me manquer de ne pas être celle qui donne à entendre des textes, et reçoit en retour vos réactions, même a priori hostiles, parfois drôles, souvent lassantes : « Dites, m’dame, c’est quoi ce truc ? Encore un livre ??? Faut pas le lire au moins ? » Malgré tout, il y en a toujours un ou deux, quatre ou cinq les bons jours, qui y prennent du plaisir, et qui s’en souviennent de temps en temps, même des années plus tard. Pourquoi ne pas laisser une chance à Antigone ? La Résistance - hors contexte historique bien sûr, ne jamais mélanger les torchons et les serviettes ! - me paraît toujours d’actualité en ces temps maussades, à l’heure où je serinerais avec joie et sur tous les tons un petit air à la mode : « Indignez-vous ! » Tu es lucide à propos des gens qui veulent des cuisines avec plein de bois dedans mais sans vie autour, tu peux aussi l’être dans la lecture, non ? Assez de ton moraliste et de leçons, je n’ai qu’à te souhaiter de continuer ta route, bon vent ! Et embrasse ton grand-père pour moi. Je suis d'accord avec ta grand-mère avant même de le connaître.
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