de M Detlev Spinell (spinell(e) est le nom allemand, et français avec un "e", d'un métal très répandu dans la nature. La spinelle rouge est une pierre précieuse)
à M Klöterjahn (patronyme ironiquement composé à partir de "Klöten" qui signifie en allemand (et en argot !) "couilles" et jahn qui signifie "Jean", nom par ailleurs tellement répandu qu'il brille par sa banalité...),
à propos de Mme Klöterjahn qui se meurt, et dont il est secrètement épris.
"... Ce tableau est une fin, monsieur; fallait-il que vous vinssiez le détruire, le prolonger dans la vulgarité et la hideuse souffrance ? C'était une émouvante et paisible apothéose, baignée dans la transfiguration vespérale du déclin, de la dissolution et de l'extinction. Une ancienne lignée, déjà trop fatiguée et trop noble pour l'action et pour la vie, touche à la fin de ses jours et son ultime expression, ce sont les accents de l'art, quelques notes de violon, toutes pleines de la sage mélancolie de ceux qui sont mûrs pour mourir... Vîtes-vous les yeux auxquels ces notes arrachaient des larmes ? Peut-être les âmes des six compagnes de jeu appartenaient-elles à la vie, mais celle de leur reine-soeur appartenait à la beauté et à la mort.
Vous la vîtes, cette beauté vouée à la mort : vous la regardâtes pour la convoiter. Nul respect, nulle crainte n'agita votre coeur face à son émouvante sainteté. Il ne vous suffisait point de regarder; il vous fallait posséder, exploiter, profaner... Comme vous avez finement choisi ! Vous êtes un gourmet plébéien, un paysan qui a du goût.
(...)
Vous êtes, monsieur, comme je le disais, un gourmet plébéien, un paysan qui a du goût. Quoiqu'en réalité de grossière constitution et situé au plus inférieur des stades de l'évolution, vous êtes parvenu par la richesse et un mode de vie sédentaire à une corruption soudaine, anti-historique et barbare du système nerveux, ce qui entraîne un certain raffinement lascif des appétits. Il est fort possible que les muscles de votre gosier aient été pris d'un mouvement de déglutition, comme au spectacle d'une soupe exquise ou d'un plat rare, lorsque vous décidâtes de vous emparer de Gabrielle Eckhof.
(...)
Mais votre enfant, le fils de Gabrielle Eckhof, prospère, vit et triomphe. Peut-être perpétuera-t-il la vie de son père, peut-être deviendra-t-il un bourgeois industrieux qui paie ses impôts et fait bonne chair : peut-être un soldat ou un fonctionnaire, un soutien vigoureux et ignorant de l'état; en tout cas une créature indifférente à l'art, fonctionnant normalement, optimiste et sans scrupule, forte et stupide.
(...)
Car cette lettre - là aussi je suis honnête, monsieur - n'est qu'un acte de vengeance, et si elle contient un seul mot assez acéré, assez éclatant, assez beau pour vous toucher, pour vous faire deviner une puissance étrangère, pour faire vaciller un instant votre robuste équanimité, alors j'exulterai."
"Que serait la vie sans l'imparfait du subjonctif ?" * !!!???
Tristan. Thomas Mann, ou lorsque les mots deviennent un art divin.
Tristan, une nouvelle dont l'ironie ajoute à la puissance littéraire d'un écrivain hors pair.
* Alexandre Vialatte, écrivain de son état.
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